S4-Épisode 3 : Pas de carte d'identité gouvernementale : Gérer son itinérance, son identité et sa vie privée
Pour la plupart d'entre nous, la carte d'identité délivrée par le gouvernement va de soi. Si nous la perdons, il s'agit d'un inconvénient mineur. Mais pour les personnes sans-abris, le fait de ne pas avoir de pièce d'identité valide ou d'adresse fixe pour obtenir ces documents est un défi beaucoup plus sérieux. Robert Fabes, de la Mission d'Ottawa, nous fait part de ses réflexions sur les obstacles que rencontrent les personnes sans-abris et sur la manière de leur donner accès aux services essentiels tout en respectant leur vie privée et leur dignité.
Transcriptions
Patricia Kosseim :
Bonjour. Ici Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, et vous écoutez L’info, ça compte, un balado sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information. Nous discutons avec des gens de tous les milieux des questions concernant l’accès à l’information et la protection de la vie privée qui comptent le plus pour eux.
Bonjour, chers auditeurs, et bienvenue à un autre épisode de L’info, ça compte. Pour bon nombre d’entre nous, une carte Santé ou un permis de conduire n’est qu’une carte de plus dans notre portefeuille. Mais pour les personnes en situation d’itinérance, il est plus difficile d’obtenir des pièces d’identité délivrées par l’État. Sans elles, l’accès à un logement stable, à des services de première nécessité et à des occasions d’emploi peut se révéler particulièrement ardu. On estime que toutes les nuits, au moins 35 000 Canadiennes et Canadiens sont en situation d’itinérance et doivent faire appel à des refuges ou dormir à la belle étoile. Dans de telles conditions, il peut être difficile de conserver des pièces d’identité essentielles telles que le certificat de naissance ou le numéro d’assurance sociale. Pour les personnes sans domicile fixe, la mise à jour ou le remplacement des pièces d’identité, une tâche apparemment simple, peut devenir un défi de taille.
Documents manquants, frais de service, contraintes d’accès et de mobilité : toutes ces difficultés s’additionnent et donnent lieu à un cercle vicieux auquel il est difficile d’échapper. La stigmatisation sociale de l’itinérance peut aussi engendrer d’autres obstacles invisibles. Craignant d’être jugées ou victimes de discrimination, les personnes en situation d’itinérance peuvent hésiter à donner des détails sur leur situation ou des renseignements personnels. Oui, le droit à la vie privée est un droit fondamental, mais qu’est-ce qu’il représente pour les personnes en situation d’itinérance, et comment s’acquitter de la tâche complexe de fournir des services aux personnes qui en ont le plus besoin tout en protégeant leurs renseignements personnels et leur dignité?
Dans cet épisode, nous aborderons des questions relatives à l’itinérance, à la vie privée, à l’identité et à la dignité humaine. Mon invité est Robert Fabes. Il est psychothérapeute autorisé et conseille également ses clients dans son cabinet privé. Il est conseiller en dépendances et en traumatismes à la Mission d’Ottawa. La Mission fournit de la nourriture, des vêtements et un refuge pour répondre aux besoins immédiats des personnes en situation d’itinérance, tout en collaborant avec des partenaires communautaires de la ville d’Ottawa afin de trouver des solutions à long terme à la pauvreté et à l’itinérance. Pour ne rien vous cacher, Robert et moi avons fait nos études de droit ensemble et nous sommes de vieux amis; cet épisode est donc en quelque sorte des retrouvailles. Rob, bienvenue au balado. C’est un plaisir de te voir dans notre studio aujourd’hui.
Robert Fabes :
Merci de m’accueillir, Pat, et merci aux gens de ton bureau de consacrer un peu de temps à ce sujet très important. Merci.
PK :
Rob, tu as commencé ta carrière dans le monde des affaires comme avocat interne et avocat général pour des entreprises comme la Bourse de Toronto et Postes Canada. Qu’est-ce qui t’a amené à changer de carrière pour devenir psychothérapeute, conseiller en santé mentale et en dépendances?
RF :
J’ai eu la chance, quand j’ai quitté Postes Canada, de pouvoir réfléchir à la direction que je voulais prendre et à ce que je voulais faire, et j’ai vraiment profité de cette occasion pour trouver un sens à ma vie. Je me suis demandé ce qui m’avait vraiment motivé et intéressé pour que je poursuive pendant 30 ans une carrière d’avocat. Et je me suis rendu compte qu’il y avait deux choses que j’aimais vraiment. L’une était de résoudre des problèmes et l’autre d’aider les gens à donner le meilleur d’eux-mêmes. Après tout j’ai fait un baccalauréat en psychologie et j’ai travaillé dans les services sociaux il y a très longtemps, avant même mes études de droit, et je me suis dit que c’était peut-être ce que je voulais faire. L’Université St. Paul propose un programme de maîtrise portant précisément sur le counseling, la psychothérapie et la spiritualité, et j’ai donc assisté à une séance d’information à ce sujet. Ça m’a intéressé, et voilà.
PK:
Et te voilà avec un doctorat que tu as obtenu récemment. Félicitations, Rob.
RF:
Oui, et ce doctorat est très important pour moi. Comme ma thèse de maîtrise, c’était une quête de sens auprès de personnes en situation d’itinérance, mais selon leur point de vue. Je me suis fondé sur leur expérience et leurs commentaires pour élaborer à leur intention des programmes fondés sur le sens, pour les aider à faire face à leurs problèmes de santé mentale. J’ai donc eu l’occasion d’appliquer dans la réalité ma conviction que toute intervention auprès de cette population doit commencer par leur perspective. Quel est leur vécu? Que souhaitent-ils?
PK :
Quelles sont les idées reçues sur l’itinérance que pourraient avoir les gens qui n’en ont pas fait l’expérience personnellement?
RF:
Je pense qu’il y a plusieurs idées fausses. La première est qu’il y doit y avoir un problème de santé mentale sous-jacent, que toutes les personnes itinérantes ont un problème de dépendance. Beaucoup d’idées fausses circulent au sujet des personnes itinérantes. « Oh, ils sont paresseux. Ils veulent juste qu’on leur donne tout cuit dans le bec. » Mais en réalité, on ne peut pas généraliser : on a vu des cadres du gouvernement devenir itinérants, des gens qui ont fait des millions dans la technologie, d’autres qui n’avaient aucun antécédent de problèmes de santé mentale, mais qui ont connu une rupture très sérieuse, et tout ça a déclenché une série d’événements qui ont fait en sorte qu’ils sont devenus itinérants. Moi-même, je pourrais devenir itinérant, et ce n’est pas ce qu’on croit généralement.
PK :
Tu travailles auprès de cette population et tu la sers dans le cadre de tes fonctions. Qu’est-ce que la vie privée signifie pour ces personnes? Que signifie le respect de la vie privée pour les personnes en situation d’itinérance, et quelle est son importance pour elle par rapport à d’autres aspects de leur vie?
RF :
C’est une bonne question. Ça me montre, ainsi qu’à la population, que ton bureau examine la situation de leur point de vue, ce qui est fondamental pour apporter des changements significatifs dans ce domaine et résoudre certains des problèmes que tu as soulevés dans ton introduction. Donc, de leur point de vue, et en passant, quand tu m’as demandé de participer à ce balado, je suis allé voir les clients de la Mission et nous avons parlé de tout ça. Nous avons discuté de ce que signifie la vie privée pour eux et de l’importance qu’elle a à leurs yeux. Pour eux, ce qui compte surtout, c’est d’exercer un contrôle sur leurs renseignements personnels. Ils sont moins préoccupés par la sécurité de leurs renseignements. Ils veulent pouvoir y accéder, et ils redoutent bien plus qu’on utilise une photo d’eux. Ils sont très sensibles à la possibilité d’être identifiés comme résidents d’un refuge. Ils sont très sensibles à la stigmatisation que cela comporte, notamment quand ils essaient d’avoir accès à certains services, surtout des services locaux.
Ces services à Ottawa comprennent le programme Ontario au travail, ou le POSPH, le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées. C’est une forme d’aide sociale que procure le gouvernement de l’Ontario. Pour l’obtenir, il y a un formulaire de 30 pages qui doit être rempli par la personne et son médecin, etc. Mais quant à la vie privée, les personnes en situation d’itinérance savent que dans la plupart des cas, dès qu’on voit que leur adresse, c’est celle d’un refuge, on commence à les traiter différemment. Ça les inquiète beaucoup. Leur lieu de vie, de résidence, c’est plus important pour eux que de savoir que leur numéro d’assurance sociale est protégé, par exemple.
PK :
Donc même une adresse, pour eux, c’est un renseignement sensible.
RF :
Oui, beaucoup plus sensible.
PK :
C’est intéressant.
RF:
Écoute, quand on me demande mon adresse, je la donne sans réfléchir. Ce n’est que mon adresse, mais pour ces gens, cela a une incidence sur ce qu’ils ressentent. Ils sont traités et considérés par d’autres personnes d’une certaine façon parce que leur adresse est associée à un refuge.
PK :
La ville de London, en Ontario, a élaboré un outil d’intelligence artificielle sur l’itinérance chronique qui, si j’ai bien compris, permet de prédire la probabilité qu’une personne se retrouve en situation d’itinérance chronique et d’orienter en conséquence les ressources affectées au réseau de refuges. D’après ton expérience, Rob, quels sont, à ton avis, les problèmes éthiques que pose une telle approche innovante?
RF :
J’ai lu l’article sur l’initiative de la ville de London, et je la connais. Il y a quelques autres projets pilotes au Canada et aux États-Unis qui utilisent cet outil. L’une de mes préoccupations initiales était le consentement à la participation. On dit que près de 4 000 personnes ont consenti à participer, mais je pense que l’obtention du service ne repose pas sur la participation. Par exemple, dans le réseau des refuges d’Ottawa, il y a un consentement que les clients du refuge doivent signer à leur arrivée, mais ils auront quand même accès aux services s’ils ne le signent pas. Je suppose donc que les travailleurs des refuges et les travailleurs sociaux de London continuent de travailler auprès des personnes qui n’ont pas consenti à participer afin de les aider à surmonter les difficultés qui les empêchent de se loger.
C’est donc une chose qui me préoccupait. Ensuite, les renseignements sont utilisés par les fournisseurs de services pour cibler les interventions. L’outil d’IA procède à l’identification, mais c’est ensuite aux intervenants d’utiliser ces renseignements pour aider les personnes qui sont à risque d’itinérance chronique. L’outil effectue l’identification des personnes, et des intervenants procèdent ensuite à leur évaluation, et je trouve ça très bien. Je pense que c’est une bonne façon de l’utiliser. Je n’ai pas trouvé que l’outil, tel qu’il est décrit, était trop envahissant. Il prenait des données existantes relevant de l’administration du réseau de refuges de cette ville, il ne demandait donc rien de plus. Cela aussi, je pense, est très important.
Cependant, cet outil ne reflète pas tous les facteurs qui contribuent à l’itinérance. Il ne prétend pas le faire non plus. Alors, ma seule préoccupation serait l’identification des personnes qui peuvent présenter d’autres facteurs de risque afin qu’elles puissent également bénéficier d’une intervention. Je pense que l’outil, si les gens sur le terrain, le personnel des refuges, les travailleurs sociaux, le trouvent utile et constatent qu’il permet de prévenir l’itinérance chronique dans un plus grand nombre de situations, est un outil fantastique.
PK :
Donc, pour résumer, des choses comme un consentement approprié, une collecte non envahissante de renseignements personnels, une surveillance et une intervention humaines par opposition à une prise de décision purement automatisée, et des choses comme un accès équitable sont toutes des éléments que tu examines et dont tu tiens compte pour évaluer l’utilité de cet outil et constater qu’il pourrait, dans certains cas, être très utile pour affecter les ressources là où elles sont le plus nécessaires pour cette population. Sous réserve que l’outil d’IA, bien qu’utile, n’est pas infaillible. Il peut ne pas couvrir tous les facteurs de risque ni identifier toutes les personnes ayant besoin de services, mais cela ne devrait pas empêcher la ville d’étendre ses services aux personnes qui ne sont pas identifiées, par exemple.
RF :
Tout à fait. J’ai lu des articles sur la ville de London dans d’autres situations et sur le fait qu’elle continue d’être à l’avant-garde pour tenter de résoudre le problème de l’itinérance.
PK :
Quels sont les obstacles que rencontrent les personnes en situation d’itinérance lorsqu’elles essaient d’obtenir ou de remplacer leurs pièces d’identité?
RF :
L’une de ces difficultés réside dans le fait que souvent, il faut une pièce d’identité pour en obtenir une autre. Et ça semble simple, mais il faut une adresse valable, et certains organismes ont mis du temps à reconnaître l’adresse d’un refuge comme étant valable. Mais, comme nous l’avons dit tantôt, c’est en soi une source de préoccupation pour certains clients. D’autres obstacles tiennent simplement à la réalité de l’itinérance et, Pat, tu y as fait allusion dans ton introduction, ils n’ont pas accès à leur propre documentation historique. Laisse-moi te donner un exemple concret. Pour avoir accès à tes documents fiscaux par l’entremise de l’Agence du revenu du Canada, il y a un processus à suivre. Le préposé pose une série de questions à son client, et à la fin, il y a toujours une question au sujet d’une ligne d’une déclaration de revenus qui a été produite dans le passé.
Nos clients n’ont pas accès à leurs déclarations de revenus. Ils ne peuvent pas aller sur Internet, et ils n’ont pas les documents papier parce qu’ils les ont perdus lors d’une expulsion, par exemple, et l’ARC ne leur donne pas accès à leur compte. Donc ils doivent suivre un tout autre processus qui causera des semaines de retard, et ce retard a des conséquences concrètes. À Ottawa, il est impossible de s’inscrire au registre du logement ou d’être admissibles à une aide au logement à moins d’avoir produit sa déclaration de revenus. Je suis conscient du fait que l’Agence du revenu du Canada cherche à protéger ces renseignements, mais il y a des conséquences bien réelles, car ça empêche d’avoir accès à un logement.
PK :
Il y a donc évidemment des problèmes pratiques et des obstacles à l’obtention, à la mise à jour ou au remplacement des pièces d’identité, mais dis-nous quelle est l’importance des pièces d’identité elles-mêmes pour avoir un sentiment de dignité et d’estime de soi en tant que personne.
RF:
Dans ces cas où la pièce d’identité devient nécessaire pour obtenir des services, cela affecte directement leur estime de soi. Il s’agit en quelque sorte d’un cercle vicieux. Prenons un client qui a réussi à obtenir une pièce d’identité. Il vit dans un refuge, et pendant la nuit, il va aux toilettes. Il laisse son portefeuille dans sa chambre, et quelqu’un le lui vole. Donc il doit recommencer tout le processus pour obtenir cette pièce d’identité. Non seulement il doit composer avec ce problème concret, mais il se sent à nouveau inférieur aux yeux de la société.
Donc cette personne doit composer avec ça, et avec son estime de soi; elle se demande : « Pourquoi ai-je été aussi stupide, pourquoi ne l’ai-je pas apportée avec moi? » C’est tellement complexe et fréquent. L’aspect pratique d’avoir une pièce d’identité se répercute sur l’estime de soi de la personne, sur l’image qu’elle a d’elle-même. C’est très important, Pat. C’est très important pour eux. Certains des clients qui habitent au refuge dorment avec leur pièce d’identité car c’est fondamental pour la place qu’ils occupent dans le monde.
PK :
Rob, parle-nous du projet des pièces d’identité de la Mission d’Ottawa.
RF :
C’est un programme offert à la Mission d’Ottawa et heureusement, Pat, il y a des cliniques d’identification, comme nous les appelons, dans plusieurs organismes de services sociaux de la ville. Je sais que des programmes semblables existent dans d’autres villes canadiennes. C’est une bonne chose. En tant qu’aidants, en tant que fournisseurs de services, nous comprenons à quel point c’est fondamental. Alors c’est merveilleux. Ces cliniques existent pour aider les clients à renouveler leurs pièces d’identité, ce qui est une tâche complexe. Notre clinique agit en collaboration avec la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Des étudiants viennent chez nous pour que nos clients n’aient pas à aller à l’université. Ces étudiants se présentent chez nous, et aident les clients à remplir des formulaires. Donc nos clients profitent de l’expertise de ces étudiants qui ont fait ça à maintes reprises.
Ils connaissent également tous les détails des formulaires à remplir. Ce qui est avantageux aussi, c’est qu’un avocat de l’Université d’Ottawa collabore avec ces élèves, de sorte qu’il est possible de signer des affidavits, par exemple, attestant la perte ou le vol d’une pièce d’identité, ce qui est vraiment utile. L’autre chose que nous avons constatée, c’est que parfois, certains clients de nos refuges préfèrent partager leurs renseignements personnels avec quelqu’un qui n’est pas un employé du refuge. Ça les rassure de savoir que cette personne de l’Université d’Ottawa est la seule à avoir accès à leurs renseignements personnels, et que les membres du personnel de la Mission d’Ottawa n’en prendront pas connaissance.
PK :
Des gens qu’ils côtoient tous les jours.
RF:
Exactement, Pat. Ça nous ramène donc à cette idée d’autonomie, et ça leur permet de décider des personnes à qui ils choisissent de communiquer leurs renseignements au milieu du chaos dans lequel ils se trouvent.
PK :
Je me souviens que lorsque j’étais étudiante en droit, je donnais de l’aide juridique au Centre des femmes de Montréal et j’apportais ce genre de soutien aux femmes en difficulté. Alors je tiens à féliciter nos étudiants de l’Université d’Ottawa qui entreprennent leur carrière du bon pied, en aidant les gens, car c’est ce qui compte. Alors merci de cet exemple. Tu y as fait allusion tantôt, et évidemment notre bureau est le premier à reconnaître que le droit à la vie privée n’est pas absolu. C’est une chose qui dépend de la situation, bien sûr, et il y a toujours des compromis à faire quant aux renseignements personnels que l’on fournit pour recevoir des services, par exemple. Donc, pour ces personnes en situation d’itinérance qui ont manifestement des besoins fondamentaux à satisfaire, comment trouver un équilibre entre l’accès aux services dont elles ont désespérément besoin et la protection de leurs renseignements personnels?
RF :
Je pense que la première chose à faire est de leur parler de cet équilibre. D’après mon expérience, et c’est quelque chose que j’ai demandé aux clients, pour eux, l’accès à leurs propres renseignements afin de pouvoir obtenir des services gouvernementaux est beaucoup plus important que la protection de ces renseignements particuliers, de leur numéro de carte Santé, de leur numéro d’assurance sociale, de leurs documents fiscaux, de leur certificat de naissance. Parce que pour eux, comme tu l’as dit Pat, obtenir ces renseignements leur permet de répondre à leurs besoins fondamentaux.
PK :
C’est leur porte d’entrée.
RF :
En effet.
PK :
Oui.
RF :
Leur photo, le fait qu’ils vivent dans un refuge, ça les préoccupe plus que tout le reste.
PK :
Tu as mentionné leur photo à quelques reprises.
RF :
Oui.
PK :
Et je suppose qu’il s’agit du sentiment d’être stigmatisé, de voir sa photo associée au refuge, ou d’être associé à l’adresse d’un refuge.
RF :
Il y a donc deux choses. La première chose qui les inquiète, c’est de faire face à une stigmatisation supplémentaire. En regardant la plupart de nos clients, tu ne saurais jamais qu’ils sont en situation d’itinérance. Ils sont fiers de leur hygiène. Ils sont fiers de ce qu’ils portent. Donc tu n’en sauras rien. Ils peuvent donc gérer cet aspect de l’image que les autres ont d’eux. L’adresse, cependant, est révélatrice, surtout quand ils se rendent dans un bureau du gouvernement provincial ou fédéral ou d’une administration municipale. Ils s’en rendent compte et te disent « écoute, parfois le préposé est très gentil et prévenant, et j’y retourne le lendemain, et il y a un autre préposé, et c’est comme si un mur se dressait devant toi. » Alors oui, ils y sont très sensibles. Et il y a d’autres facteurs qui n’ont pas trait seulement à la stigmatisation. Des membres de leur famille ne savent pas nécessairement qu’ils habitent dans un refuge, alors dès que leur photo est associée au refuge, il y a toute une situation avec laquelle ils ont choisi de ne pas composer. Quand on les force à le faire, c’est un vrai problème sur le plan de leur vie privée.
PK :
Notre bureau préconise d’envisager le droit à la vie privée de façon plus large. Comme tu le sais, toutes nos lois sur la protection de la vie privée sont fondées sur les droits des particuliers, mais nous envisageons de tenir compte des droits, ou du moins des intérêts, de groupes en matière de vie privée, particulièrement des groupes marginalisés, et je me demande ce que tu en penses, sur le plan conceptuel et pratique. Comment élargir notre notion des intérêts en matière de vie privée pour tenir compte du fait que les groupes en ont également, et comment protéger leur vie privée?
RF :
Même au sein d’un groupe, si tu as établi un ensemble de principes pour un groupe donné, par exemple les personnes en situation d’itinérance, il y aura toujours des personnes au sein de ce groupe dont les besoins ne seront pas nécessairement satisfaits par ces principes collectifs. Alors quand j’entends cela, et encore une fois, c’est ce que je pense, d’après mon expérience car je travaille sur le terrain et auprès de personnes, oui, ces personnes font partie d’un groupe, mais au sein de ce groupe, chacun vit l’itinérance différemment, et vivra sa vie privée différemment même s’il fait partie du même groupe. Il sera donc très difficile pour ton bureau de s’y retrouver.
Mais tu me demandes aussi comment s’y prendre, et je te dirais d’aller parler à ces personnes. On voit ça de plus en plus, il y a des groupes qui se réunissent précisément pour défendre les personnes ayant une expérience au sein de ce groupe. À Ottawa, par exemple, on a le Réseau de leadership en matière d’expérience vécue, qui a été constitué par des personnes qui ont déjà été ou qui sont en situation d’itinérance, et qui a établi un ensemble de principes directeurs et demandent aux décideurs et à d’autres organisations d’en tenir compte lorsqu’ils envisagent de fournir un service ou d’élaborer des politiques pour les personnes en situation d’itinérance.
Ce serait donc le point de départ. Leur seul objectif est de dire aux autres organisations, écoutez, voilà les choses que nous vivons, voilà ce qui compte pour nous, voilà ce que nous souhaitons. Et ce serait formidable que ton bureau commence par ça. Je pense que cela vous donnera cette perspective supplémentaire qui s’impose pour que ton bureau soit en mesure d’encadrer ce sujet. C’est tellement stimulant pour moi de voir qu’une organisation comme la tienne réfléchit à ces questions, et je m’en réjouis. Je te dirais, voilà comment partir du bon pied.
PK :
Merci, Rob. Ce sont là d’excellents conseils et, comme tu l’as dit, un bon point de départ. Tu sais que l’Ontario et d’autres territoires dans le monde sont en train d’adopter des systèmes d’identité numérique qui utilisent des versions électroniques des pièces d’identité délivrées par le gouvernement pour permettre aux gens, comme tu dis, de prouver qui ils sont, à la fois sur Internet et en personne, pour accéder à des services. Alors que l’Ontario et d’autres pays élaborent et mettent en place ces programmes d’identité numérique, à quel point est-il important, selon toi, de faire participer les personnes ayant une expérience vécue de l’itinérance au processus d’élaboration, à la conceptualisation et à la prise de décision concernant de telles initiatives?
RF :
C’est essentiel.
Écoute, toi et ton bureau le savez déjà, Pat, comme vous l’avez déjà indiqué dans vos commentaires au gouvernement sur cette initiative. Alors oui, absolument. C’est essentiel pour un certain nombre de raisons de constater les effets réels. Mais aussi, ce qui n’a rien d’étonnant, ce sera un groupe parmi d’autres car ils ne sont pas les seuls à ne pas pouvoir accéder à ce service, qui sera peut-être formidable, mais que faire au sujet des personnes qui ne peuvent l’obtenir? Et c’est un fait que les personnes en situation d’itinérance n’ont pas…
PK :
…de téléphone cellulaire.
RF :
Exactement. Elles n’ont pas de téléphone, ou bien si elles en ont un, elles ont un accès limité à Internet, et ainsi de suite.
PK :
Quelles sont les solutions de rechange?
RF :
Exactement, il faut se le demander, c’est une question essentielle. Adopter l’identité numérique aura des conséquences bien tangibles. Les administrateurs des programmes qui accepteront l’identité numérique, recevront-ils une formation pour composer avec les personnes qui ne peuvent y accéder? Quel type de formation à la sensibilité sera dispensé à ces personnes pour que cela ne devienne pas une autre source de stigmatisation? C’est déjà assez difficile de vivre dans un refuge. Et voilà que je n’ai pas de téléphone. Comment la personne au comptoir va-t-elle me traiter?
PK :
Différemment.
RF :
Exactement. Je sais que ce projet est en cours d’élaboration et que le gouvernement demande ce type de commentaires. Il le fait maintenant, avant de mettre en œuvre le programme, et c’est exactement ce qu’il doit faire. Je ne sais pas si les parrains du programme et le gouvernement ont parlé aux groupes sur qui cette initiative pourrait avoir un impact différent.
PK :
Cette conversation a été formidable, Rob. Avant de terminer, as-tu des conseils à donner à mon bureau?
RF :
Tu as déjà montré que tu es là, alors va parler aux personnes qui sont touchées par les choses auxquelles ton bureau réfléchit, qu’il s’agisse de personnes en situation d’itinérance ou d’autres groupes. Va leur parler directement. C’est très bien que tu me parles à moi, mais je ne suis pas en situation d’itinérance. Parle à des personnes qui sont en situation d’itinérance. Elles seront tout d’abord ravies que tu prennes le temps de les écouter, et elles seront très disposées à partager avec toi la réalité de la façon dont ces aspects les touchent, et tu leur permettras d’être vues et entendues en tant que personnes. Et te j’encourage aussi à t’adresser aux responsables d’autres organismes gouvernementaux. En définitive, ce n’est pas qu’une question de vie privée. Tu feras ta part, mais la solution va bien au-delà de ton bureau. Alors je t’invite à entamer de telles discussions avec tes collègues d’autres groupes.
PK :
Excellent. Merci beaucoup d’avoir participé au balado, Rob.
RF :
Ah, vraiment c’est moi qui te remercie, je t’en suis très reconnaissant, Pat.
PK :
Il est évident qu’il n’y a pas de solutions faciles, mais les solutions communautaires comme les cliniques d’identification et éventuellement les technologies sont des outils à utiliser pour commencer à faire tomber les barrières systémiques et garantir à tous un accès égal aux pièces d’identité émises par l’État. Pour en savoir plus sur l’identité numérique et sur la protection de la vie privée et la transparence dans un gouvernement moderne, visitez notre site Web à cipvp.ca. Vous pouvez aussi communiquer avec notre bureau par téléphone ou par courriel pour obtenir de l’aide et des renseignements généraux concernant les lois ontariennes sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée. Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. Merci d’avoir été des nôtres pour cet épisode de L’info, ça compte. À la prochaine.
Ici Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, et vous avez écouté L’info, ça compte. Si vous avez aimé ce balado, laissez-nous une note ou un commentaire. Si vous souhaitez que nous traitions d’un sujet qui concerne l’accès à l’information ou la protection de la vie privée dans un épisode futur, communiquez avec nous. Envoyez-nous un gazouillis à @cipvp_ontario ou un courriel à @email. Merci d’avoir été des nôtres, et à bientôt pour d’autres conversations sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information. S’il est question d’information, nous en parlerons.