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S2-Episode 5: In conversation with Jim Balsillie: Data, technology, and public policy

L’info, ça compte

Les données sont le moteur de l’économie moderne, un facteur clé d’innovation et de croissance. Si le potentiel des données est indéniable, des questions se posent quant à l’incidence de la transformation numérique sur les droits de la personne, notre bien-être collectif et l’état de notre démocratie. La commissaire Kosseim s’entretient avec Jim Balsillie, ancien co-chef de la direction de Research In Motion (BlackBerry) et fondateur du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, au sujet de la question de politique publique la plus brûlante de notre époque.

Remarques

Jim Balsillie est fondateur du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale et du Centre for Digital Rights et ancien co-chef de la direction de Research In Motion (BlackBerry).

  • De cadre en technologie à critique de la technologie [4:38]
  • Le projet de Sidewalk Labs à Toronto [5:50]
  • Pourquoi la gouvernance des données et la question de politique publique la plus brûlante de notre époque [7:21]
  • Réglementation en matière de protection de la vie privée et innovation : une fausse dichotomie [8:45]
  • Les éléments d’une loi moderne et durable sur la protection de la vie privée [11:04]
  • Une loi ontarienne sur la protection de la vie privée dans le secteur privé [14:07]
  • Surveillance des partis politiques, protection de la vie privée des citoyens et défense de la démocratie à l’ère des mégadonnées [17:47]
  • Les préjudices causés aux enfants par l’utilisation de données, et le code de l’enfance du Royaume-Uni [21:04]
  • Faire progresser les priorités stratégiques du CIPVP : La protection de la vie privée et la transparence dans un gouvernement moderne; Les enfants et les jeunes dans un monde numérique [24:01]
  • Adaptation des lois et des organismes de réglementation à un monde axé sur les données [25:15]

Ressources:

 

L’Info, ça compte est un balado sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information animé par Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario. Avec des invités de tous les milieux, nous parlons des questions qui les intéressent le plus sur la protection de la vie privée et l’accès à l’information.

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Transcriptions

Patricia Kosseim :

Bonjour. Ici Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, et vous écoutez L’info, ça compte, un balado sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information. Nous discutons avec des gens de tous les milieux des questions concernant l’accès à l’information et la protection de la vie privée qui comptent le plus pour eux.

Chers auditeurs, merci de vous joindre à nous pour un autre épisode de L’info, ça compte. On a souvent dit que les données étaient le nouveau pétrole du XXIe siècle, mais notre invité d’aujourd’hui préfère les appeler le nouveau plutonium. Les données sont une vaste ressource contenant des informations précieuses qui peuvent être extraites à l’aide d’outils puissants comme l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique. Ces technologies peuvent analyser des quantités massives de données de manière inédite, à une échelle et à une vitesse qui seraient impensables pour l’être humain. Grâce à des outils innovants, nous pouvons mettre en lumière des idées, dégager de nouvelles tendances et découvrir des relations dans les données, pour relever des défis complexes en matière de santé, d’équité, de pauvreté, d’éducation et d’environnement.

Si les avantages potentiels pour la société de l’utilisation des données pour le bien public sont immenses, exploiter les données de la sorte soulève également des questions fondamentales quant à l’incidence de cette transformation numérique sur les droits de la personne, notre bien-être collectif et l’état de notre démocratie. Comment pouvons-nous garantir que nos données sont utilisées de manière équitable, sûre et sécurisée? Et comment pouvons-nous obliger les organisations qui exercent un contrôle sur nos données à respecter des normes élevées de transparence et de responsabilité? Au cours des dernières années, des cadres de gouvernance des données ont commencé à voir le jour pour favoriser le traitement responsable des données en se fondant sur les notions d’équité, de responsabilité, de transparence et de respect de la vie privée. Cependant, il y a encore un décalage entre ces cadres et les lois ontariennes et canadiennes actuelles sur la protection de la vie privée, qui ont été promulguées bien avant l’ère de l’Internet et n’ont pas suivi le rythme de la technologie.

Dans cet épisode, nous parlerons de la gouvernance des données, l’une des questions de politique publique les plus importantes de notre époque. Nous verrons également à quoi pourrait ressembler un cadre moderne de protection de la vie privée, un cadre qui protège la vie privée des Ontariennes et Ontariens, tout en favorisant l’innovation dans l’économie numérique. Mon invité est Jim Balsillie. Vous le connaissez peut-être pour son rôle de co-chef de la direction de Research In Motion, l’entreprise canadienne qui nous a apporté le Blackberry, connu dans le monde entier comme étant le téléphone préféré de Barack Obama. C’est toute une reconnaissance, qui témoigne du succès de l’entreprise à son apogée. Mais la carrière de M. Basillie s’étend bien au-delà du monde des affaires. C’est un philanthrope qui soutient la recherche avancée à l’Université de Waterloo et à l’Université Wilfred Laurier. Il est le fondateur du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, le CIGI, un groupe de réflexion indépendant qui finance la recherche et suscite des débats sur des questions mondiales touchant la gouvernance. Il a également fondé le Centre for Digital Rights, un organisme sans but lucratif qui a pour but de sensibiliser le public aux questions touchant les droits numériques dans une économie axée sur les données. Jim, bienvenue à notre émission.

Jim Balsillie :

Ravi d’être avec vous, commissaire.

PK :

Appelez-moi Patricia. Alors Jim, vous êtes bien connu pour votre travail chez Research In Motion. En fait, je crois que cela fera bientôt 10 ans que vous avez pris votre retraite de RIM. Pouvez-vous nous parler de ce que vous avez fait depuis, en particulier de votre travail philanthropique et des causes auxquelles vous avez choisi de vous consacrer?

JB :

Bien sûr. Et c’est un plaisir d’être avec vous. Et je me suis retiré de RIM, mais certainement pas du monde des affaires. Et j’ai beaucoup d’intérêts commerciaux privés dans le monde entier, qui me tiennent occupé. Donc, même si je n’ai plus de rôle opérationnel, j’aime beaucoup soutenir stratégiquement nos cadres en technologie, y compris ceux qui sont membres du Conseil canadien des innovateurs, l’association des entreprises technologiques du Canada. Pour ce qui est de la philanthropie personnelle, je suis très présent dans le domaine des politiques publiques en matière de numérique, à la fois sur le plan intellectuel mais aussi en finançant la recherche et les politiques. Mon activité philanthropique s’étend aussi aux arts et à la culture, et je soutiens également beaucoup la science environnementale dans l’Arctique canadien. Je suis donc actif sur le plan commercial, mais aussi sur le plan philanthropique, ainsi qu’en matière de politiques publiques. Et c’est une vie intéressante, et j’en apprends tous les jours.

PK :

Malgré votre expérience en tant que co-chef de la direction de l’une des plus grandes entreprises technologiques mondiales de son époque, vous n’hésitez pas à évoquer la nécessité de régir l’industrie technologique. Et vous avez été un critique virulent de Sidewalk Labs, qui avait prévu un projet dans le secteur riverain de Toronto. Qu’est-ce qui vous a fait passer de cadre à critique dans le domaine de la technologique?

JB :

Eh bien, j’ai toujours été engagé dans les politiques publiques. J’ai fondé le CIGI il y a plus de 20 ans, et quand on est sur la scène technologique mondiale, on est aussi sur la scène des politiques publiques. Et l’arène ou le monde numérique fonctionne selon des règles qui changent littéralement des centaines de fois par jour. Ainsi, la possession d’idées est une construction abstraite, et les marchés sont régis et créés par les gouvernements. Alors, quand on évolue dans le domaine de la technologie mondiale, on évolue dans le domaine des politiques publiques. Et je crois en la technologie, je crois en l’innovation, je crois en l’esprit d’entreprise, mais il est très important que les entreprises fonctionnent selon des règles démocratiques.

Et quand on pense aux entreprises plus traditionnelles, il y a des règles environnementales, les lois du travail, la protection des consommateurs, les normes de sécurité des produits. Il y a beaucoup d’éléments qui encadrent le fonctionnement des entreprises afin qu’elles œuvrent pour le bien public tout en réalisant des bénéfices privés. Et c’est là que le capitalisme est au mieux. Et le projet de Sidewalk présente de nombreux problèmes, mais son plus grand défaut a été de confier au fournisseur la tâche de concevoir les règles de gouvernance des données. Et à l’époque, ni la ville, ni la province, ni le Canada n’avaient élaboré de stratégies sur les villes intelligentes ou la gouvernance des données. Et les décideurs n’avaient vraiment ni l’expertise ni l’autorité pour prendre une décision aussi lourde de conséquences.

En matière de données, il est très important de comprendre que les technologies d’aujourd’hui tirent une grande partie de leur pouvoir du contrôle exercé sur les données. Les données ont donc d’énormes impacts transversaux sur la société, la sécurité, la santé, l’économie, la démocratie, l’équité des marchés, et ainsi de suite. C’est donc un domaine très pointu qui revêt une importance capitale. Et les décisions de ce genre doivent être prises sur une tribune transparente et démocratiquement responsable. Et en l’occurrence, elles ne l’ont pas été, elles ont été prises par un organisme qui, selon moi et d’autres personnes, n’avait pas l’autorité requise. Et on confiait un rôle à un fournisseur, qui dirigerait le processus en vue d’établir des règles plutôt que de se conformer à des règles. Le projet a donc suscité des critiques à l’échelle mondiale, car comme je l’ai dit et écrit, il s’agissait d’une expérience d’autocolonisation et de capitalisme de surveillance qui tentait de mettre au rancart des questions essentielles de gouvernance civique.

PK :

Vous avez déjà dit que la gouvernance des données est la question de politique publique la plus brûlante de notre époque. Et vous avez souligné que l’économie basée sur les données se développe plus rapidement que la capacité des décideurs à faire face à ses conséquences. Pourquoi est-ce une question de politique publique si importante, selon vous?

JB :

Eh bien, oui, je crois qu’il s’agit de la question de politique publique la plus marquante de notre époque. Car qui exerce un contrôle sur les données exerce aussi un contrôle sur ce qui interagit avec elles. Et les données sont protéiformes, ce qui signifie qu’elles pourront à l’avenir être retraitées et analysées de nouvelles façons que l’on ne prévoyait pas au moment de leur collecte. Et cela a des retombées majeures, non seulement sur la protection de la vie privée, mais aussi, comme je viens de le dire, sur la sécurité, la démocratie et la gouvernance de l’ensemble de l’économie. L’abus des données remet en cause les processus démocratiques fondamentaux sur lesquels nous nous appuyons pour relever intelligemment et efficacement des défis urgents. Nous voyons des sociétés déchirées par la désinformation, notamment en matière de changement climatique et de vaccins, et nous sommes témoins d’agissements ou de manipulations à grande échelle. Et lorsque les institutions démocratiques sont prises pour cibles, nous ne pouvons pas relever efficacement ces défis. C’est donc la raison pour laquelle il s’agit pour moi d’une question de politique publique de premier plan, parce que tout part de là. Donc bien d’autres choses soit font l’objet d’un soutien adéquat, soit se détériorent.

PK :

Je suis tout à fait d’accord avec vous quant à l’importance de la gouvernance des données, et je crois vraiment que c’est l’une des questions de politique publique les plus urgentes de notre époque, sans aucun doute. Vous avez également évoqué le fait qu’il y a une fausse dichotomie, un faux compromis entre la réglementation de la vie privée et l’innovation. Pouvez-vous nous en parler un peu?

JB :

Bien sûr. Et il y a eu pas mal de recherches sur ce sujet : en réglementant et en limitant de façon appropriée la collecte de données, on peut rétablir le dynamisme d’un marché concurrentiel. Parce que du fait des caractéristiques uniques des données en tant qu’actifs de l’entreprise, lorsqu’une entreprise dispose de beaucoup de données, et qu’elle en recueille davantage, elle en tire une plus grande valeur, c’est ce qu’on appelle un effet d’entraînement positif. Ainsi, chaque nouvel ensemble de données rend plus précieux tous les ensembles de données préexistants qui sont entre les mains du même petit nombre d’entreprises. C’est pourquoi il y a des problèmes de monopolisation, et ce pouvoir de monopole signifie vraiment que les entreprises peuvent rivaliser en portant atteinte à la vie privée des consommateurs. Cela a donc suscité un nivellement par le bas, de sorte qu’un très petit nombre d’entreprises bénéficient de tous les avantages. Et ce faisant, au cours des 10 dernières années, nous avons assisté à une très forte concentration du marché et de la richesse. Nous avons constaté un déclin de l’esprit d’entreprise, de l’innovation et du dynamisme commercial, ainsi qu’une forte compression des salaires pour ceux qui n’ont pas les compétences techniques les plus pointues.

Et tous ces résultats font actuellement l’objet d’enquêtes de la part des autorités antitrust américaines, au palier fédéral et des États, et européennes. Il s’agit donc d’une fausse dichotomie. Et ce qui est également très intéressant, c’est que quand on regarde les leaders habituels de l’innovation dans le monde, comme l’Allemagne et la Corée du Sud, ce sont aussi des leaders en matière de protection de la vie privée. Donc ces deux éléments se renforcent en fait l’un l’autre, c’est une fausse dichotomie, pas une dichotomie. Et ceux qui prétendent qu’il s’agit d’une dichotomie n’ont aucune preuve à l’appui. Donc, plus la réglementation est appropriée, meilleure est l’innovation, et meilleurs sont les résultats sociaux et économiques, surtout dans une petite économie ouverte comme celle du Canada, et une économie ouverte comme celle de l’Ontario.

PK :

Donc, si vous deviez concevoir une loi sur la protection de la vie privée pour la postérité, comment se présenterait-elle? En d’autres termes, si vous deviez faire table rase du passé, quels grands concepts voudriez-vous introduire ou modifier dans une loi?

JB :

Eh bien, c’est une vaste question, sur laquelle on pourrait avoir de nombreuses discussions avec nombre d’experts. Je ne peux donc aborder que quelques aspects. Premièrement, je pense que nous devons aller au-delà d’un modèle de consentement. Bien sûr, les gens doivent pouvoir donner leur consentement quant à leurs données. Mais dans un sens, si ces droits sont inaliénables, alors on ne peut pas y renoncer, pas plus que je ne peux renoncer à mon droit de vote. De plus, les données et ces systèmes ont un impact sur la collectivité et la population. Donc, dans un sens, ce n’est plus une décision privée. Vous pouvez faire jouer de la musique forte dans votre sous-sol à une heure du matin, mais cela ne veut pas dire que vous pouvez le faire dans votre cour avant, parce que vous nuisez au bien public.

Je pense donc qu’il faut commencer à se dire que la vie privée et les données ont dépassé le domaine plus étroit de l’hygiène pour devenir quelque chose qui exerce un contrôle sur les particuliers, les collectivités et les biens. Et donc, il faut les envisager de manière très, très différente. Je pense que ces algorithmes, à cause de leur puissance, doivent être réglementés de façon appropriée, pour que les gens comprennent leur incidence et soient en mesure de les contester. En Europe, ce que l’on appelle les données vulnérables ou particulièrement importantes fait l’objet d’un traitement spécial. Par exemple, pour ce qui est des enfants. Et donc, je pense que nous devons prévoir un traitement spécial pour les enfants parce qu’ils constituent un groupe vulnérable. Les données politiques font également l’objet d’un traitement spécial, et au Canada, nous n’avons vraiment aucune loi à ce sujet. Pourtant, l’Europe impose des normes plus strictes en la matière, car cela protège la sphère démocratique.

Et donc, je pense que lorsque quelqu’un exerce un contrôle sur ces données, parce qu’elles sont si importantes, éventuellement positives comme vous l’avez dit dans vos remarques préliminaires, mais aussi éventuellement négatives, et parce qu’elles sont protéiformes et peuvent être retraitées, il faut établir des règles prudentes sur les fins auxquelles on a autorisé leur utilisation. Et je dirais, un devoir de diligence de la part de la personne qui détient ces données. Car un peu comme un avocat ou un médecin, elle a beaucoup de renseignements à votre sujet. Elle beaucoup de pouvoir dans votre relation. Il y a donc un déséquilibre de connaissances et de pouvoir, et cette personne a donc le devoir de se montrer prudente envers vous. Je pense donc que c’est un sous-ensemble du genre de choses dont nous pourrions parler. Nous pourrions passer beaucoup de temps sur ce sujet avec plein d’experts, mais je pense qu’il faut établir avant tout de bons principes de base. Parce que le monde a changé, et que ce qu’il faut surtout comprendre, c’est que ce n’est pas comme les bonnes pratiques d’hygiène corporative qui étaient une question primordiale il y a quelques années. Nous vivons dans un monde bien différent aujourd’hui.

PK :

Voilà qui est fascinant, et vous avez raison. Nous pourrions passer des heures à en parler, c’est certain. Vous savez que mon bureau a beaucoup insisté sur la nécessité d’une loi ontarienne sur la protection de la vie privée, une loi qui soit adaptée aux besoins des Ontariennes et des Ontariens, et de la grande majorité des petites et moyennes entreprises de notre province. Cette loi devrait également combler les lacunes importantes de la réglementation, notamment en ce qui concerne les employés des entreprises sous réglementation provinciale ou des organismes de bienfaisance, des syndicats, des associations professionnelles, entre autres domaines qui échappent à la portée du gouvernement fédéral. Qu’en pensez-vous, Jim? L’Ontario a-t-il besoin de sa propre loi?

JB :

Oh, absolument. Il est important de savoir que l’Ontario représente quelque chose comme 40 % de l’économie du Canada. C’est donc le leader, c’est le gros morceau. Et je pense que beaucoup de Canadiens attendent de l’Ontario qu’il prenne la tête. Nous sommes une fédération, et donc dans les fédérations il y a des sphères de compétence et il y a toujours des chevauchements. Mais lorsque quelque chose est aussi déterminant et aussi transversal, c’est tout simplement indispensable. Et vous avez mentionné les droits des travailleurs; quelles sont les règles qui s’appliquent à la surveillance des employés? C’est une question qui se pose de plus en plus. Les organismes sans but lucratif, les partis politiques, les enfants, il y aura des lacunes, il doit y avoir une harmonie entre les provinces. Mais dans mes interactions avec les instances infranationales, on sent un vif désir d’harmonisation. Je n’ai pas vu d’incompatibilités fondamentales dans l’approche générale ici, qu’il s’agisse d’agir là où Ottawa ne veut pas, ou ne peut pas le faire, nous pouvons débattre de ces aspects. Mais oui, je pense que c’est d’une importance capitale.

Et aussi, c’est très impressionnant que l’Ontario aille de l’avant avec un nouvel office des données, ce qui est vraiment une perspective institutionnelle sur la façon dont nous traitons les données. S’il y a des aspects qui favorisent le bien public, et je sais que je m’éloigne un peu de votre question ici, mais si c’est si important, si protéiforme et si transversal, éventuellement positif, éventuellement nuisible, alors je pense qu’il n’y a pas d’approche responsable sans une forme d’autorité gouvernementale qui dit : « Je vais être le dépositaire de ces données. Je serai le seul à en avoir la gouvernance, afin qu’elles ne soient pas utilisées à des fins malveillantes ». Il doit y avoir une responsabilisation démocratique. Il doit y avoir un engagement multipartite, car le scénario contraire serait de laisser les données quitter naturellement le pays.

Et donc, cette approche comporte des risques, mais l’inaction est beaucoup, beaucoup, beaucoup plus risquée. Quand on pense aux données sur la santé, à défaut de créer une autorité pour les données sur la santé, elles vont soit se retrouver dans un classeur où elles ne seront plus vraiment utilisées, soit être absorbées par des entités qui veulent s’en emparer à leurs propres fins. Mais quand elles deviennent un atout lié à une nouvelle forme de logique économique, qui consiste à surveiller les gens, à modifier leur comportement et à établir des microprofils, alors tous les chemins mènent à se concentrer sur le contrôle et à gérer les dommages en amont avec beaucoup de responsabilité et de transparence. Plutôt que de jouer au jeu de la taupe en aval, ce qui est fondamentalement impossible, dans un contexte où les entreprises les plus puissantes de l’histoire du capitalisme contrôlent tout cela dans des sphères que nous ignorons.

PK :

Vous savez que mon bureau a exprimé publiquement son soutien à des mécanismes de type fiducie de données, ou à des autorités de données dotées d’importantes responsabilités en matière de gouvernance, comme vous le décrivez, pour autant qu’elles soient elles-mêmes soumises à une surveillance indépendante. Parce que, pour en revenir à ce que vous avez déjà mentionné, elles aussi doivent rendre compte des décisions qu’elles prennent en amont. Voilà donc une discussion fascinante. Mon bureau a également demandé au gouvernement de modifier les lois sur la protection de la vie privée afin d’y inclure la surveillance des partis politiques, qui, comme nous l’avons mentionné, est l’une des lacunes flagrantes que présentent actuellement les lois canadiennes sur la protection de la vie privée, et en particulier en Ontario. Aujourd’hui, comme vous le savez, les partis politiques sont en mesure de recueillir, de partager et d’analyser des données sur les électeurs comme jamais auparavant. Les électeurs de l’Ontario n’ont pas le droit, en vertu de la loi, de savoir si leurs renseignements ont été recueillis par les partis politiques, ni même avec qui ils ont été partagés. Alors, à votre avis, Jim, que peut-on faire pour protéger la vie privée des citoyens et maintenir une démocratie saine à l’ère des mégadonnées et des médias sociaux?

JB :

Oui. Eh bien, c’est une question essentielle : si nous perdons la démocratie, je pense que nous perdons tout. Et selon le modèle économique du capitalisme de surveillance, il est bien documenté que le déclenchement d’une émotion négative rehausse l’engagement. Donc si vous pouvez microcibler des gens, dans un forum démocratique traditionnel, disons que 10 personnes sont dans une pièce et qu’elles  tiennent une discussion et un débat, et qu’elles sont d’accord sur… C’est une discussion transparente, et les gens savent ce dont il est question. Ils peuvent être d’accord, ils peuvent convenir d’être en désaccord. Mais ensuite il y a un vote, et alors ils comprennent ce que le vote signifie et ils comprennent ce qu’ils vont faire. Mais maintenant, à l’ère du microciblage et du capitalisme de surveillance, 10 personnes différentes peuvent recevoir 10 messages très différents qui sont vraiment microciblés pour les émouvoir. À mon avis, cela sape fondamentalement le discours démocratique, la dynamique démocratique, donc l’activité politique doit absolument être guidée par la protection de la vie privée.

Il existe des exigences accrues en matière de protection de la vie privée en Europe, comme il se doit selon moi, mais nous n’avons même pas de réglementation minimale en Ontario ou au niveau fédéral. Tant dans la LPRPDE existante que dans la dernière série de propositions. Et je comprends que c’est un outil dont tous les acteurs politiques estiment avoir besoin, mais ils sont tous enfermés dedans. Et s’ils cessent tous d’utiliser cet outil en même temps, c’est presque comme le dopage dans les courses cyclistes. Je comprends très bien. Si certains se dopent et d’autres pas, on commence à perdre, mais si tout le monde arrête de se doper en même temps, on a de l’intégrité dans le processus. Et je pense qu’il y a une structure semblable à la théorie des jeux dans la gouvernance des partis politiques, mais les enjeux sont beaucoup, beaucoup plus importants. Et je ne saurais trop insister sur le fait que je pense que c’est… Et il y a eu des sondages où 90 % des Canadiens pensaient que les partis politiques sont soumis à cette loi, qu’ils devraient être soumis à cette loi. Et je pense que c’est l’une des questions les plus importantes en ce qui concerne les politiques de protection de la vie privée.

PK :

Vous avez également parlé des préjudices causés aux enfants du fait de l’utilisation des données, et plus particulièrement de la manière dont l’industrie de l’information cible les jeunes et utilise des outils d’intelligence artificielle pour influencer ou même orienter leur comportement de manière éventuellement néfaste. Pouvez-vous nous expliquer certaines de vos préoccupations à ce sujet ?

JB :

Eh bien, j’ai beaucoup appris et j’ai tiré beaucoup d’inspiration de mon amie Beeban Kidron et de sa 5Rights Foundation, qui recommande la conception adaptée à l’âge qui est vraiment très utilisée en Europe. Et ce concept vient d’être adopté par les deux partis en Californie, et récemment, nous étions ensemble à Ottawa pour quelques jours il y a environ deux semaines pour promouvoir ce concept. Et donc, ce qu’elle a si brillamment saisi, c’est que dans la démocratisation du Web, les enfants ne sont pas traités différemment des adultes. Et pourtant, lorsque nous concevons des produits, nous avons toutes sortes de règles de sécurité pour les enfants, en amont et en aval. Quand on pense aux jouets, aux produits pharmaceutiques ou thérapeutiques ou à quoi que ce soit d’autre, on prend énormément soin des enfants, parce qu’on sait qu’ils ne sont pas au même stade de développement qu’un adulte.

Et puis nous les plongeons dans ce monde en ligne, dont on peut dire qu’il a une incidence bien plus grande sur leur vulnérabilité physique et affective. Et où sont les mesures de protection? Et donc, elle a établi un code de conception adapté à l’âge, je pense que c’est tout à fait approprié. Et je pense qu’en Europe, ils sont en train d’examiner en profondeur les médias sociaux ou les différents services Internet, et s’ils seraient considérés et classés comme un produit. Parce que s’ils sont classés comme un produit, toutes les normes de sécurité de conception s’appliquent. Et donc, les enfants sont les plus vulnérables d’entre nous, ils sont notre avenir. Et je pense que nous avons le devoir de nous assurer qu’ils sont en sécurité, et qu’ils sont en sécurité dans le monde. Qu’on pense aux passages pour piétons devant les écoles et à d’autres choses de ce genre. Et donc, je pense que nous devons être très concentrés et nous engager à protéger nos enfants. Et encore une fois, c’est une autre chose, au palier provincial, qui, selon moi, devrait être une priorité absolue.

PK :

Merci de l’avoir mentionnée en particulier et de m’avoir mis sur la piste de son travail. Je l’ai écoutée dans des entrevues, et elle est assurément très passionnée par le travail qu’elle accomplit dans le domaine de la sécurité et du bien-être des enfants. Et pour ceux d’entre vous qui sont intéressés, nous ne manquerons pas d’inclure un lien vers ce code britannique dans les notes sur cet épisode.

JB :

Et je vous ai mentionné qu’elle a récemment donné une entrevue à TVO, à l’émission The Agenda, lorsqu’elle était à Ottawa, ce qui pourrait intéresser aussi vos auditeurs.

PK :

Oui. Une entrevue fascinante que j’ai écoutée à la suite de votre suggestion également, et nous veillerons à inclure un lien vers cette entrevue dans les notes de l’émission. Comme vous le savez, Jim, mon bureau a adopté quatre domaines stratégiques prioritaires pour orienter notre travail au cours des prochaines années. L’un d’eux est la protection de la vie privée et la transparence dans un gouvernement moderne, et dans ce domaine, nous avons l’intention de travailler avec les institutions publiques de l’Ontario pour élaborer ce genre de principes de base et de cadres de gouvernance pour le déploiement responsable des technologies numériques. Un autre domaine prioritaire est celui des enfants et des jeunes dans un monde numérique, où nous travaillerons à promouvoir la littératie numérique des enfants et des jeunes, et à défendre leurs droits numériques tout en tenant les institutions responsables de leur protection. Alors, dites-moi, Jim, quels conseils vous donneriez à notre bureau sur la façon dont nous pourrions faire progresser notre travail dans chacun de ces domaines.

JB :

Vous faites un excellent travail en matière de promotion. Je pense que le plus important c’est que les décideurs et les citoyens doivent comprendre que nous attendons beaucoup, beaucoup plus de votre bureau. Parce que le monde a changé, les lacunes législatives doivent être comblées, et les pouvoirs et les capacités de votre bureau doivent être renforcés pour y parvenir. Car il ne s’agit pas seulement d’atteintes à la vie privée; les atteintes à la vie privée sont regrettables, mais c’est bien plus que cela. Donc oui, je dirais simplement qu’il faut aider les gens, les décideurs, les citoyens et les politiciens à comprendre l’importance de la gouvernance des données dans leur domaine, et à en avoir une compréhension beaucoup plus holistique.

Je pense que nous avons besoin de lois nouvelles et actualisées, comme je l’ai dit, et de nouveaux pouvoirs pour votre bureau. Et aussi, si vous voulez vous assurer que l’on s’occupe des données, et oui, il y a des éléments de transparence. Je le comprends bien. Mais aussi pour la gouvernance des données, je pense que nous devons envisager de nouvelles institutions. Il y avait une sorte de tradition voulant qu’on garde tout cela séparément dans un monde de papier, et qu’on les garde dans des classeurs séparés, alors le risque d’abus était beaucoup, beaucoup moins grand. Mais maintenant, les données sur la santé sont toutes numériques, elles sont combinées. Quelles sont les règles, et qui en est responsable? Et il suffit d’un geste négligent pour que des entreprises étrangères aient rapidement accès à tout cela. Et une fois que le chat est sorti du sac, on ne peut plus le remettre dedans. Parce que les données sont non rivales, elles peuvent être reproduites.

Donc, je pense que nous devons réfléchir à ces trois domaines que je viens de mentionner. Et c’est un cheminement, et nous sommes dans un monde où tout va très vite. Il y a des risques à agir, mais les risques de l’inaction sont beaucoup, beaucoup plus grands. Et tant qu’il y a une responsabilité démocratique, tant qu’il y a une transparence et qu’on recourt à des experts, je pense que tout ira bien. Mais l’inaction, le manque de transparence, les non-experts qui interviennent dans un domaine d’experts, je pense que ce serait problématique. Et donc, vous êtes le dépositaire de l’expertise et de la responsabilité, donc je pense que c’est un endroit naturel où une grande partie de ce travail de promotion et de recherche et de la gouvernance qui s’ensuit doit être centralisée.

PK :

Eh bien, merci beaucoup de ces propos. Et nous en tenons compte, et notre travail est certainement amplifié par des voix passionnées comme la vôtre, Jim. Alors merci beaucoup d’avoir pris le temps, malgré votre emploi du temps très chargé, de vous joindre à moi pour cette émission. J’étais vraiment ravie que vous ayez accepté, et c’est avec plaisir que je me suis entretenue avec vous aujourd’hui. J’ai beaucoup appris, et nos auditeurs aussi, j’en suis sûre, sur les redoutables forces en présence dans notre économie basée sur les données, et sur les défis fondamentaux auxquels nous sommes confrontés en tant que société alors que le monde se numérise de plus en plus. Et vous m’avez assurément convaincue, ainsi que bon nombre de nos auditeurs, je crois, que la gouvernance des données est vraiment la question de politique publique la plus urgente de notre époque.

J’invite les auditeurs qui veulent en savoir plus sur le travail du Bureau du commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario à visiter notre site Web à ipc.on.ca. Notre site contient aussi des renseignements généraux sur les droits que confèrent les lois ontariennes en matière de protection de la vie privée et d’accès à l’information. Vous pouvez également nous donner un coup de fil ou nous envoyer un courriel si vous avez besoin d’aide ou de renseignements généraux. Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. Merci d’avoir été des nôtres pour cet épisode de L’info, ça compte. À la prochaine.

Ici Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, et vous avez écouté L’info, ça compte. Si vous avez aimé ce balado, laissez-nous une note ou un commentaire. Si vous souhaitez en savoir plus sur un sujet qui concerne l’accès à l’information ou la protection de la vie privée dans un épisode futur, n’hésitez pas à communiquer avec nous. Envoyez-nous un gazouillis à @cipvp_ontario ou un courriel à @email. Merci d’avoir été des nôtres, et à bientôt pour d’autres conversations sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information. S’il est question d’information, nous en parlerons!

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