S3-Épisode 8 : Qu'est-ce qui vous préoccupe ? Neurotechnologie et protection de la vie privée
"Qu'est-ce qui vous préoccupe? C'est une question courante qui, avec l'aide des nouvelles technologies, pourrait bientôt fournir plus d'informations personnelles que nous ne le souhaiterions. Les dispositifs neurotechnologiques peuvent interagir directement avec le cerveau pour extraire des informations sur nos pensées et nos comportements et contribuer à stimuler certaines réactions physiques et mentales. Si la neurotechnologie présente certains avantages en matière de santé et de sécurité, elle soulève également d'importantes questions juridiques et éthiques. Dans cet épisode, Jennifer Chandler, professeur au Centre de droit, politique et éthique de la santé de l'Université d'Ottawa, discute des neurotechnologies et des droits cognitifs émergents tels que la protection de la vie privée mentale, l'identité personnelle et la liberté de pensée.
Remarques
Jennifer Chandler est professeure au Centre de droit, politique et éthique de la santé de l’Université d’Ottawa.
Pour en savoir davantage sur ses recherches, visitez jennniferchandler.ca (en anglais).
- Une carrière qui conjugue le droit, les sciences du cerveau et la neurotechnologie [2:54]
- Description de la neurotechnologie [4:29]
- Exemples d’utilisation de la neurotechnologie dans les soins de santé [7:17]
- Applications de la neurotechnologie en milieu de travail [10:12]
- Les technologies du cerveau : des outils d’enquête pour les forces de l’ordre [11:53]
- Les empreintes cérébrales comme éléments de preuve [14:16]
- Aspects juridiques, éthiques et relatifs à la protection de la vie privée liés aux neurotechnologies [16:40]
- Questions relatives à l’identité, à la personnalité, à la capacité et à la liberté [17:30]
- Initiatives internationales visant à codifier les neurodroits [21:21]
- Conseils aux organismes de réglementation sur la question de la vie privée mentale [26:27]
Ressources
- Selvi & Ors vs State of Karnataka & Anr (5 mai 2010)
- Conseil des droits de l’homme des Nations Unies – neurotechnologies et droits de l’homme
- Le Chili, pionnier dans la protection des «neurodroits» (Courrier de l’UNESCO)
- Priorités stratégiques du CIPVP 2021-2025
- La confiance dans la santé numérique (ressources du CIPVP)
L’info, ça compte est un balado sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information animé par Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario. Avec des invités de tous les milieux, nous parlons des questions qui les intéressent le plus sur la protection de la vie privée et l’accès à l’information.
Si vous avez aimé cet épisode, laissez-nous une note ou un commentaire.
Vous aimeriez en apprendre plus sur un sujet lié à l’accès à l’information ou la protection de la vie privée? Vous aimeriez être invité à une émission? Envoyez-nous un gazouillis à @cipvp_ontario ou un courriel à @email.
Transcriptions
Patricia Kosseim :
Bonjour. Ici Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, et vous écoutez L’info, ça compte, un balado sur la protection de la vie privée et l’accès à l’information. Nous discutons avec des gens de tous les milieux des questions concernant l’accès à l’information et la protection de la vie privée qui comptent le plus pour eux.
Bonjour, chers auditeurs, et merci d’être avec nous. Imaginez un monde où l’on peut scruter la pensée de monsieur et madame tout le monde pour lire leurs émotions, où l’on peut éliminer les souvenirs pénibles et guérir les dépendances, un monde où les employeurs peuvent détecter l’humeur d’une personne, son niveau d’attention ou sa concentration au travail, ou encore un monde où l’on peut examiner les pensées d’une personne pour découvrir ses convictions politiques ou pour servir de preuve dans un procès criminel. Si vous pensez que nous sommes encore loin de ça, détrompez-vous. Nous en sommes beaucoup plus près que vous le croyez. Les neurotechnologies se développent rapidement. Elles comprennent des appareils qui peuvent interagir directement avec notre cerveau ou notre système nerveux pour lire, contrôler, voire susciter certaines réactions. Selon un rapport récent des Nations Unies, les études et les brevets liés aux appareils de neurotechnologie se sont multipliés par vingt, et même plus, au cours des 20 dernières années. Récemment, le Secrétariat américain aux produits alimentaires et pharmaceutiques a autorisé Neuralink, une jeune entreprise technologique fondée par Elon Musk, à mettre à l’essai un minuscule implant cérébral qui peut communiquer directement avec les ordinateurs par la seule activité cérébrale.
Il ne fait aucun doute que la neuroscience et la neurotechnologie peuvent être fort bénéfiques pour vaincre la paralysie, atténuer les symptômes de la maladie de Parkinson ou de l’épilepsie, voire aider les personnes aveugles ou sourdes à voir ou à entendre. Cependant, ces technologies s’accompagnent de préoccupations particulières concernant la protection de la vie privée et l’éthique, surtout si elles sont utilisées pour lire dans notre cerveau, ou interagir avec lui, voire en altérer la structure pour modifier nos pensées ou nos souvenirs de manière indésirable ou néfaste. On constate maintenant que les neurotechnologies se heurtent à notre conception fondamentale de ce qui fait de nous des êtres humains : notre identité personnelle, notre liberté de pensée, voire notre vie privée mentale.
Dans cet épisode, nous explorerons les aspects juridiques, éthiques et réglementaires de la neurotechnologie. Mon invitée est Jennifer Chandler. Elle est professeure de droit à l’Université d’Ottawa, affiliée au Centre de droit, politique et éthique de la santé, et nommée conjointement à la Faculté de médecine de l’université. Jennifer, bienvenue et merci de vous joindre à nous aujourd’hui.
Jennifer Chandler :
Merci à vous de m’avoir invitée. Je suis vraiment ravie d’être ici pour discuter avec vous.
PK :
Pour commencer, Jennifer, pouvez-vous nous parler un peu de vous et nous dire comment une professeure de droit en est arrivée à s’intéresser aux sciences du cerveau et aux neurotechnologies?
JC :
Depuis mes tout débuts, je suis fascinée par le lien entre le cerveau, d’une part, et la pensée, l’expérience mentale et le comportement, d’autre part. On comprend encore mal comment notre expérience subjective du monde et de nous-mêmes, et notre comportement, sont en quelque sorte produits par cette entité biologique qui réside dans notre crâne. Ça demeure mystérieux. J’ai commencé à étudier dans les sciences, mais ça m’a toujours beaucoup intéressée, même après m’être lancée en droit. Et aujourd’hui, j’enseigne le droit de la santé mentale, je fais des recherches sur le droit et l’éthique liés aux technologies cérébrales et à d’autres technologies biomédicales avancées. Et pour moi, tout ça est une question de savoir ce qui est fondamental et primordial, c’est-à-dire comment nous comprenons-nous nous-mêmes, comment nous comprenons-nous les uns les autres, et qu’est-ce qui produit notre comportement? Nous créons des technologies de plus en plus évoluées pour observer l’activité cérébrale, pour tenter d’établir des liens entre l’activité cérébrale et l’expérience ou le comportement mental, mais nous ne comprenons pas encore parfaitement comment l’un produit l’autre, même si nous nous approchons de cette chose plutôt mystérieuse et réellement fascinante qu’est la connexion entre le cerveau et l’esprit.
PK :
Comment, en termes très simples, expliquez-vous à quelqu’un ce qu’est la neurotechnologie, à votre voisin que vous rencontrez dans la rue par exemple?
JC :
Je dirais que c’est une technologie qui crée une interface avec le système nerveux, qui s’y connecte et qui échange avec lui. Et quand je dis système nerveux, je pense évidemment au cerveau, mais aussi à la moelle épinière et aux nerfs. C’est le système nerveux périphérique. On peut également évoquer le système nerveux sensoriel, c’est-à-dire les nerfs qui relient les oreilles et la rétine, ou les yeux, au cerveau. Tout ça fait partie de l’ensemble du système nerveux. Donc fondamentalement, il s’agit d’une technologie qui crée une interface directe avec un élément de ce système nerveux.
PK :
Voilà qui est fascinant. Donc, il ne s’agit pas de s’exprimer avec la voix ou des gestes de la main, mais bien de se connecter directement au cerveau pour trouver ce qui se passe à l’intérieur, ce à quoi nous pensons ou ce que nous ressentons.
JC :
Quand on parle d’interfaces, on peut les diviser en trois catégories. L’une d’entre elles est ce qu’on pourrait appeler une interface de sortie. C’est quelque chose qui détecte l’information émanant du cerveau. Une autre est une interface d’entrée, donc quelque chose qui stimule le cerveau ou y implante de l’information, pour ainsi dire. La troisième catégorie correspondrait à une technologie qui fait les deux. Elle est bidirectionnelle. Vous vous demandez peut-être comment implanter de l’information dans le cerveau. Eh bien, ça peut se faire de différentes façons. On peut stimuler le cerveau au moyen de champs magnétiques, de courants électriques ou d’ultrasons. Il y a aussi beaucoup d’autres possibilités, comme la stimulation optique au moyen de la lumière. On le fait actuellement avec des souris que l’on peut modifier pour que leurs cellules réagissent à la lumière. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut faire actuellement chez l’être humain. Donc, ce genre de stimulation peut se faire de l’extérieur, sur la surface du crâne, ou juste sous le crâne, ou encore au moyen d’électrodes implantées profondément dans le cerveau. Ce sont là des moyens d’introduire de l’information dans le cerveau ou de le stimuler.
Pour ce qui est de l’interface de sortie, comment détecter l’information émanant du cerveau? Encore une fois, on peut recourir à des mesures directes de l’activité électrique. On peut faire appel à des mesures indirectes qui captent d’autres aspects de l’activité cérébrale. Elles détectent la circulation du sang, la circulation du glucose dans le cerveau. Le lien entre ces mesures et l’activité cérébrale est fondé sur l’hypothèse voulant que dans une partie active du cerveau, la circulation du sang et du glucose soit plus intense; on peut donc affirmer que l’apport en sang ou en glucose permet de déterminer qu’une partie du cerveau est active.
PK :
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de l’utilisation des neurotechnologies dans le contexte de la santé ou dans le contexte médical?
JC :
Il y a déjà sur le marché un appareil pour le traitement de l’épilepsie. C’est une maladie qui cause des crises de temps à autre, mais entre deux crises, il n’est pas nécessaire de stimuler le cerveau. Donc, ce que cet appareil fait, c’est surveiller le cerveau et détecter si une crise est sur le point de se produire, et si c’est le cas, la stimulation est déclenchée. C’est un exemple qui montre pourquoi il est utile de pouvoir à la fois surveiller puis stimuler si nécessaire.
Mais il y a toute une panoplie d’autres problèmes neurologiques pour lesquels une telle approche peut être employée. Par exemple, la science est bien avancée dans certains domaines comme la maladie de Parkinson et d’autres troubles du mouvement, et des dizaines de milliers de personnes sont déjà traitées au moyen de la stimulation cérébrale profonde, la SCP, par l’insertion d’une électrode dans une partie spécifique du cerveau pour la stimuler et atténuer ainsi les symptômes liés au mouvement.
C’est un peu plus hypothétique dans le traitement des problèmes psychiatriques. Il y a donc beaucoup de recherche en cours en vue d’utiliser la stimulation cérébrale profonde pour traiter un très large éventail de problèmes de santé mentale, que ce soit des troubles de l’humeur comme la dépression, ou des troubles comme les dépendances, l’anorexie, la schizophrénie, le trouble obsessionnel-compulsif, le trouble de stress post-traumatique et toute une gamme d’autres problèmes.
Il existe une autre catégorie de technologies d’entrée, des accessoires fonctionnels pour les personnes qui ont des déficiences sensorielles, comme un implant rétinien ou un implant cochléaire. Il y a donc tout un éventail de contextes où ces technologies de stimulation du cerveau pourraient se révéler utiles.
Maintenant, si je passe aux technologies de sortie, qui permettent de lire l’information provenant du cerveau, tout un ensemble différent de problèmes de santé possibles peuvent être résolus. L’idée, c’est de créer un appareil qui décodera ou interprétera l’activité du cerveau afin de permettre un certain genre de résultat. Pensons à une personne paralysée; elle pourrait penser à faire une activité particulière, et cette pensée serait saisie par l’interface entre le cerveau et l’ordinateur, de sorte qu’elle pourrait déplacer son fauteuil roulant, déplacer un bras robotisé ou un autre objet dans son environnement. Il s’agirait donc essentiellement d’un appareil fonctionnel qui rétablit la faculté de mouvement et l’autonomie, dans une certaine mesure, des personnes qui ont une déficience motrice grave, par exemple les personnes dont la déficience motrice est tellement grave qu’elles ne peuvent pas communiquer efficacement. Une partie du travail très intéressant qui se fait actuellement consiste à trouver un moyen de décoder le discours imaginé à partir de l’activité cérébrale.
PK :
Donc, ces technologies peuvent aider les personnes à se déplacer, à communiquer, à entendre, à voir. Et qu’en est-il du secteur de l’emploi, Jennifer? Est-ce que les employeurs utilisent ces technologies et, si oui, comment les utilisent-ils, disons pour améliorer la sécurité et la productivité au travail?
JC :
Dans ce contexte, on utilise un genre d’interface cerveau-ordinateur non envahissante. Elle recourt à l’EEG, ou électroencéphalographie, et consiste en de petites électrodes posées sur le cuir chevelu qui captent l’activité électrique du cerveau. Cette technologie n’est pas très précise; elle capte des vagues d’activité selon différents états mentaux de base. Mais elle suscite de l’intérêt dans le secteur de l’emploi, et aussi dans le secteur de l’éducation pour, par exemple, surveiller la vivacité d’esprit, la concentration, etc.
On voit donc que cela pourrait se révéler vraiment utile dans des contextes où le manque de vigilance peut être très dangereux. Ça pourrait donc servir de mesure de sécurité. Ça pourrait aussi être utilisé pour étudier l’acheminement du travail, et pendant combien de temps les gens peuvent maintenir leur concentration avant qu’il soit nécessaire de faire des changements, ou les différentes façons de maintenir cette concentration. Et, bien sûr, on peut voir le côté positif, mais aussi le côté négatif qui l’accompagne, parce que chez les gens qui sont surveillés de cette façon et le savent, ça provoque parfois subtilement, parfois moins subtilement, un changement de comportement. Cela soulève donc des questions de liberté, et nous porte à nous demander quelle est la quantité d’informations que les employeurs, les enseignants ou quiconque devraient avoir à notre sujet en permanence.
PK :
J’ai appris aussi que des travailleurs de la construction portent des casques munis d’électrodes qui mesurent leur niveau de fatigue au travail, ce qui peut être un autre exemple de situation dangereuse où ce genre de renseignement concernant le niveau de vigilance peut se révéler très utile, non seulement pour la productivité, mais aussi pour la sécurité. Y a-t-il des technologies cérébrales qui servent d’outils d’enquête dans le secteur du maintien de l’ordre?
JC :
Il y a une application en particulier qui a été adoptée pour les enquêtes dans le secteur du maintien de l’ordre, la prise d’empreintes cérébrales, qui, à ma connaissance, n’est pas utilisée au Canada. On peut l’assimiler au polygraphe ou au détecteur de mensonges, mais elle examine l’activité cérébrale directement. Donc, fondamentalement, on utilise un EEG pour voir le tracé de l’activité électrique dans le cerveau. Cette application détecte la réponse P300, une réponse qui se manifeste 300 millisecondes après la présentation d’un stimulus. Essentiellement, ça fonctionne parce que le cerveau réagit de façon particulière quand on reconnaît quelque chose.
La théorie qui est à la base de cette application à des fins d’enquête est qu’il peut y avoir de l’information concernant un crime que seule une personne qui était présente, ou qui était impliquée dans le crime, connaît. Par conséquent, on présente à un suspect ou à quelqu’un d’autre des renseignements qu’il connaît. On a donc une base de référence, on sait à quoi le P300 de la personne ressemble lorsqu’elle reconnaît quelque chose, puis on lui présente des renseignements qu’elle ne connaît pas pour voir à quoi ressemble l’absence de reconnaissance. Ensuite, on lui présente des renseignements précis dont on sait que seul l’auteur du crime connaît, et on voit laquelle des deux réponses se produit. À partir de ça, on peut conclure la personne est au fait du crime. À ma connaissance, ce n’est qu’en Inde que cette technique est utilisée systématiquement à grande échelle, à part certains organismes d’enquête ou corps de police qui s’y intéressent dans quelques autres pays.
PK :
Un polygraphe des temps modernes en quelque sorte? Qu’en est-il des données issues de ces empreintes cérébrales? Ont-elles déjà été utilisées dans des affaires judiciaires?
JC :
On a tenté d’en déposer en preuve dans quelques cas aux États-Unis. Cependant, chaque fois, on se demande s’il s’agit d’une forme de preuve valable. Donc cette méthode ne s’est pas répandue aux États-Unis. Au Canada, je ne pense pas qu’elle a été utilisée, mais en Inde, comme je l’ai mentionné, il y a de nombreuses références à cette méthode dans les causes criminelles. Et on a résisté à cette utilisation. On disait que c’est une forme de témoignage forcé, d’auto-incrimination. On dit que cela porte atteinte à la liberté physique et mentale, que c’est une atteinte à la vie privée.
Tout cela a atteint son paroxysme dans l’affaire Selby, en 2010, où le tribunal a examiné la théorie expliquant pourquoi nous avons des protections contre l’auto-incrimination entre autres choses, et aussi ce que font ces technologies. Et on a conclu qu’on ne peut pas forcer une personne, même si elle est accusée, à se soumettre à ces tests. Si une personne y est obligée, toute preuve de contrainte fait en sorte que les résultats ne peuvent pas être utilisés dans le système judiciaire. Ils ne sont pas admissibles.
Et je mentionnerai une autre chose ici, que je trouve très intéressante, c’est que nous avons tendance à penser que ce genre de test est une atteinte à la vie privée mentale et à la liberté personnelle, et cela nous inquiète le plus quand on pense que l’État ou une autre entité puissante pourrait l’imposer à la population. Et, de fait, je pense que nous devrions y réfléchir. Cependant, ce que nous constatons dans les causes indiennes et dans d’autres contextes également où l’on s’oppose à ce genre de nouvelle forme de preuve, c’est que ce sont les personnes accusées d’infractions qui demandent ces tests, parce qu’elles recherchent de l’information pour se défendre, pour se disculper. Elles essaient de convaincre les gens qu’elles n’ont pas fait ce dont on les accuse. Donc quand quelqu’un le demande, il faut envisager un ensemble différent de facteurs. Est-ce injuste d’interdire son application? Et, bien sûr, nous ne voulons pas qu’une sorte de pseudo-preuve non valide soit acceptée, mais devrions-nous envisager la protection de la vie privée, la compulsion et la liberté sous un autre angle quand une personne réclame ce genre d’information pour se défendre?
PK :
Alors, quels sont les défis juridiques, éthiques et liés à la vie privée que tout cela soulève? Et à quoi devrions-nous nous attendre à l’approche de ces nouvelles technologies neuronales?
JC :
J’aurais beaucoup à dire à ce sujet, mais je ne veux pas vous accabler de toutes les possibilités qui se présentent. Cependant, nous devons penser à la responsabilité quant à l’utilisation d’appareils qui peuvent mal traduire nos intentions ou nos actions. Nous devons y penser aussi dans les cas où des appareils changent subtilement notre état mental et nos comportements. On peut s’interroger aussi sur notre réaction aux conséquences imprévues de la stimulation du cerveau, notamment sur l’identité, la personnalité, la capacité et la liberté. Ce sont là toutes sortes de valeurs fondamentales associées à l’être humain. Des questions complexes d’un point de vue philosophique, bien sûr, mais laissez-moi vous donner un exemple concret.
Dans le contexte de la stimulation cérébrale profonde pour la maladie de Parkinson, il y a une minorité de patients qui développent des problèmes de comportement à cause de la stimulation, et ces problèmes se traduisent par des changements importants d’humeur et de comportement, associés à des choses comme le jeu compulsif, les dépenses compulsives, l’alcoolisme, l’hyperphagie, le comportement sexuel compulsif et l’irritabilité. Il peut donc y avoir un changement important de personnalité et de comportement chez environ 10 % des patients. Et cela se traite habituellement par un changement des paramètres de stimulation, parfois en déplaçant légèrement l’électrode ou en changeant la fréquence et l’amplitude de la stimulation.
Cependant, une chose qu’on a observée chez certains patients, c’est qu’ils peuvent nier qu’il y a un changement. Certaines personnes disent, « oui, il y a eu un changement », mais elles ne l’attribuent pas à la stimulation, ou elles le font d’une certaine façon. Elles disent : « C’est bien. C’est ma vraie personnalité qui ressort. C’était le Parkinson qui me retenait. Maintenant, ma nouvelle énergie reflète ma vraie personnalité. » Ou encore, certaines personnes conviennent qu’il y a eu un changement, et pensent que c’est attribuable à la stimulation, mais elles aiment ce nouveau mode de vie dynamique, les grosses dépenses et le jeu, qu’elles trouvent vraiment agréables.
Donc tout ça soulève des questions réellement intéressantes. Qu’est-ce qui est pathologique? Qu’est-ce qui est authentique? Qui est la vraie personne et qui parle au nom de cette personne? Si des membres de la famille nous disent : « Cette personne a complètement changé et elle met en péril son emploi et ses finances », ou si une variété de problèmes sociaux découlent de ce changement radical de comportement. Et que se passe-t-il si la personne nous dit : « En fait, tu sais quoi? J’aime ça. Et je veux que ça continue. » Normalement, nous laissons les gens décider eux-mêmes de leurs soins et faire leurs propres choix sur l’état dans lequel ils veulent être s’ils sont capables. Et dans ces cas, bien des gens sont capables. Alors, cela soulève un problème très intéressant quant à la façon de gérer ce genre de changement de comportement et de personnalité.
J’aimerais soulever une autre question qui, je pense, est très intéressante, c’est-à-dire qu’est-ce qu’on va faire des données mentales ou cérébrales à partir desquelles nous pourrions peut-être déduire des états mentaux? La liberté de pensée est une chose à laquelle les lois s’intéressent peu, parce qu’on n’a pas accès aux pensées des autres. Nous passons beaucoup de temps à essayer de deviner ce que les autres pensent. En fait, nous sommes une espèce sociale; nous réussissons fort bien à comprendre les autres et ce à quoi ils pensent, mais nous n’avons pas accès directement à leurs pensées. Du coup, si nous commençons à rassembler beaucoup de données cérébrales, est-ce que cela nous donne accès au contenu de la pensée?
À mesure que cette technologie se développe et que nous nous approchons d’un contenu mental plus détaillé, je pense que nous devons réfléchir sérieusement à ce que nous devons faire à ce sujet. C’est un autre projet auquel je travaille actuellement, c’est-à-dire comprendre comment on peut déduire l’état mental à partir des données cérébrales. Quel est le rapport entre eux? Sur quoi s’appuie-t-il? Est-il fiable? Mais aussi, quels sont les facteurs éthiques liés à ce rapport? Quand ne devrions-nous pas l’établir? Ou encore, quand devrions-nous absolument l’établir parce que sinon, ce serait contraire à l’éthique? Je pense donc que nous devrons nous pencher sérieusement sur la question de la vie privée mentale. Qu’est-ce que ça signifie vraiment? Quelles en sont les limites? Quels compromis ferons-nous entre la protection de la vie privée mentale et d’autres besoins sociaux concurrents?
PK :
Dans le monde entier, bien des gens pensent aux questions que vous venez de soulever, et certains demandent à des organismes internationaux de commencer à reconnaître les nouveaux neurodroits ou droits cognitifs, et de commencer à enchâsser des notions comme le droit à la vie privée mentale, le droit à l’identité personnelle ou à sa personnalité, le droit au libre arbitre. Qu’est-ce qui se passe à l’échelle internationale concernant la codification de certains de ces neurodroits? Que pouvez-vous nous dire à ce sujet?
JC :
C’est vraiment un sujet dont on parle beaucoup actuellement, à plusieurs niveaux. Des organismes internationaux comme la Division des droits de l’homme des Nations Unies, qui se penche activement sur cette question actuellement. Un rapport devrait être présenté l’automne prochain, en 2024. D’autres organismes multinationaux, régionaux, examinent cette question également, et même certains pays ont commencé à modifier leurs lois pour protéger certains aspects de ces neurodroits. Au Chili, par exemple, le gouvernement a décidé de modifier sa législation.
La liste des droits proposés diffère, mais un des plus importants, à mon avis, est celui de la liberté cognitive, qui comprendrait le droit de modifier son propre état mental et de le protéger contre des interventions forcées. Un autre neurodroit récemment proposé est celui de la protection de la vie privée mentale, c’est-à-dire la protection du cerveau et des expériences mentales qui y sont associées ainsi que de leur intégrité. Un autre droit important que l’on mentionne est l’accès équitable aux différentes interventions ou augmentations cérébrales. Et ce qui est inquiétant ici c’est que certaines personnes auront accès à des neuroaméliorations, d’autres pas, et que cela ne fera qu’accroître les inégalités qui existent déjà dans le monde. Ce sont là trois enjeux importants qui font l’objet de discussions. Ils pourraient lieu à de multiples réactions.
On pourrait avoir un instrument général des Nations Unies, ou encore préconiser la modification des lois nationales pour les rendre plus rigoureuses, plus strictes. Et même si nous envisageons la question à l’intérieur d’un pays, disons le Canada, la question qui se pose c’est de savoir s’il faut les enchâsser dans une constitution, comme la Charte des droits et libertés, qui comprend un ensemble global de droits qui nous protègent contre le gouvernement. Le fait est que cela ne nous protège pas contre les activités du secteur privé, donc si nous voulons une protection à ce niveau, nous aurions besoin d’un instrument différent, une loi ordinaire, par exemple au palier provincial ou fédéral.
Donc on peut se demander quel est le problème exactement, et quel outil choisir dans notre trousse d’outils juridiques. Ce dont on parle actuellement, c’est plutôt simplement d’adopter une déclaration sur les choses que nous considérons comme inacceptables. Cette déclaration ne serait pas nécessairement contraignante sur le plan juridique, mais ce serait plutôt un consensus de haut niveau. Et même si cela n’a pas d’application directe dans un pays, cela peut être utile à titre de déclaration de principes internationale, ce qui peut avoir une influence.
Alors pour commencer, il faut se demander à quel niveau cela devrait se passer. Ensuite, la deuxième question est de savoir si nous voulons vraiment tout un ensemble de règles, de principes ou de déclarations chaque fois qu’est créée une nouvelle technologie. Si nous prenons un recul et examinons comment les droits de la personne sont définis normalement, ils sont peu nombreux, ces droits, et ils sont exprimés en termes généraux. Nous parlons de liberté, de dignité, de vie, de sécurité des personnes, d’égalité, des concepts très généraux qui ne sont pas conçus pour s’appliquer à un seul ensemble restreint de technologies ou d’interventions. On s’attend à ce qu’ils puissent évoluer et s’adapter aux nouvelles situations qui se présentent avec le temps. Le problème que pose la création de droits particuliers adaptés à chaque contexte éventuel qui nous préoccupe, c’est qu’il se produit une prolifération des droits, ce qui atténue légèrement le poids de ce qu’on appelle les droits fondamentaux de la personne s’ils sont trop nombreux. Deuxièmement, si on crée un droit précis, par exemple, un neurodroit, on suppose du coup que les droits existants sont insuffisants. En fait, on limite les droits existants chaque fois que l’on crée un nouveau droit dans un tel contexte.
C’est donc dire que nous nous demander avec beaucoup de prudence, selon moi, si les droits existants peuvent réellement s’appliquer à nos préoccupations ou s’ils peuvent être interprétés de façon nouvelle pour saisir ce qui nous préoccupe avant de créer de nouveaux droits. C’est un débat qui a lieu entre les spécialistes du droit et tous ceux qui s’intéressent à ce sujet. Nous verrons où cela nous mènera. Il y a beaucoup d’effervescence actuellement pour tenter de comprendre tout ça, et je pense sérieusement qu’il faut agir.
PK :
Donc s’il faut agir, quels conseils donneriez-vous aux commissaires à l’information et à la protection de la vie privée? Qu’est-ce que nous pouvons ou devrions faire pour contribuer à ce débat important sur les neurotechnologies?
JC :
Selon moi, à titre de commissaires à la protection de la vie privée, le rôle qui vous revient est de réfléchir un peu à cette question de protection de la vie privée mentale et à faire le suivi des genres de données qui sont recueillies et dans quel but. Par exemple, il y a un mouvement très fort dans le domaine de la recherche neuroscientifique en faveur des données ouvertes. Ce qui est très logique, parce que ces données sont très précieuses et difficiles à recueillir, et nous voulons vraiment les utiliser à bon escient. Je pense donc que les commissaires à la vie privée devraient se demander ce que ça signifie pour la protection de la vie privée des personnes concernées. Ça ne veut pas nécessairement dire de ne pas les recueillir, mais ça pourrait vouloir dire que d’autres interventions s’imposent pour assurer la protection de la vie privée.
Comme nous pouvons tirer des conclusions concernant les états mentaux à partir de ces données cérébrales, je pense que ce serait une bonne idée de surveiller l’évolution de cette capacité à décoder les états mentaux à partir des données cérébrales parce que ce sera le moment où nous commencerons à nous inquiéter un peu plus de l’utilisation plus large de ces données dans le contexte des particuliers. Si ces données peuvent être reliées à des particuliers, évidemment on n’en est pas sûr, mais nous devrions surveiller ça. Nous devrions également penser aux compromis, aux avantages que comportent la collecte et l’utilisation des données, comparativement au côté négatif, et qui en est responsable. Le consentement dans ce contexte sera problématique, parce que souvent, il s’agit de protéger la vie privée. Les gens ne comprennent pas toujours ce qui passe sur le plan de la collecte de leurs données, où s’ils en ont une vague idée, ils n’y pensent pas très sérieusement. On clique ici quand on nous le demande. J’ignore qui lit ces documents, mais ce serait plutôt intéressant, je pense, qu’un commissaire à la protection de la vie privée détermine ce qu’ils contiennent. Où vont ces renseignements et à quelles fins sont-ils utilisés ?
Et j’ajouterais qu’il y a un mouvement ces dernières années, accéléré par la COVID, en faveur de la gestion télémédicale, à distance, de ces appareils. Pour que les renseignements qu’ils contiennent soient envoyés par Internet à des cliniciens qui peuvent les télécharger et les utiliser, et régler les stimulateurs à distance, comme ça. Il y a donc un aspect touchant la cybersécurité ainsi qu’un problème possible de fuite de données. Évidemment, cela présente toutes sortes d’avantages, mais il sera intéressant de savoir quelle sorte de dispositions sont en place pour traiter cette information. Ce sont là deux des suggestions que je ferais aux commissions de protection de la vie privée.
PK :
Merci encore, Jennifer, de vous être jointe à moi, et d’avoir vraiment approfondi notre compréhension de la neurotechnologie. Il est évident que la neurotechnologie peut être à la base d’avancées médicales extraordinaires, mais qu’elle pose aussi de sérieux risques pour la vie privée. Nous devons avancer avec prudence, veiller à ce que des mécanismes de protection juridique et éthique soient en place pour protéger notre vie privée à ce nouvel horizon, y compris celle de nos cerveaux et de nos pensées les plus intimes.
Les personnes qui souhaitent en apprendre davantage sur ce sujet peuvent consulter les ressources mentionnées dans les notes qui accompagnent cet épisode, et pour en savoir plus sur le travail du CIPVP en général, consulter notre site Web à cipvp.ca. Vous pouvez aussi communiquer avec notre bureau, par téléphone ou par courriel, pour obtenir de l’aide et des renseignements généraux concernant les lois sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée.
Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. Merci infiniment de vous être joint à nous pour cet épisode de L’info, ça compte. À la prochaine. Ici Patricia Kosseim, commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, et vous avez écouté L’info, ça compte. Si vous avez aimé ce balado, laissez-nous une note ou un commentaire. Si vous souhaitez que nous traitions d’un sujet qui concerne l’accès à l’information ou la protection de la vie privée dans un épisode futur, communiquez avec nous. Envoyez-nous un gazouillis à @cipvp_ontario ou un courriel à @email. Merci d’avoir été des nôtres, et à bientôt pour d’autres conversations sur les gens, la protection de la vie privée et l’accès à l’information. S’il est question d’information, nous en parlerons.